Certaines histoires sont écrites d’avance dans les albums des familles où on se succède au domaine depuis les temps immémoriaux, où les traditions se transmettent presque dans le liquide amniotique. Il y a aussi des enfants prodigues voués à d’autres carrières qui finalement reviennent à la maison pour plonger leurs mains dans le sol. Il y a celles et ceux qui font table rase et arrachent tout. Puis les autres, arrivés de nulle part, qui s’enracinent dans un terroir tout en restant pour toujours des étrangers aux yeux des gens du coin. Il y a des destins bouchés par de grandes figures — souvent paternelles — qui se dressent devant la possibilité de rêver d’ailleurs. Enfin, il y a celles et ceux qui s’arrêtent un instant pour mesurer l’ampleur des luttes menées, des paris gagnés, des sagesses trouvées, et qui se mettent à faire du vin comme un devoir de mémoire tout en dessinant l’avenir.
LES AILES
est revenu au domaine familial champenois de Celles-sur-Ource en 2011. Il avait 22 ans et après des études viticoles en Bourgogne, comme l’avaient fait son père et son grand-père avant lui, il est devenu la huitième génération de Gerbais à faire du vin. De loin, on pourrait penser — sans y penser vraiment — que c’était dans l’ordre normal des choses. Sauf que pour Aurélien, cet héritage est venu lesté d’un lot d’importantes questions : son grand-père, Pierre, avait acquis toutes les parcelles qui constituaient aujourd’hui les 18 hectares du domaine. Son père, Pascal, avait fait de l’exploitation un projet désormais financièrement viable. Lui, qu’allait-il pouvoir ajouter à l’édifice ?
Au début, il a voulu remettre en jeu les façons de faire : « Pourquoi pas les fûts plutôt que les cuves en inox ? » s’est-il entre autres demandé. Pour la pureté, la droiture et la fraîcheur qui font la signature de la maison, a été l’évidente réponse tant des patriarches que du résultat des expériences. Alors le fils s’est remis en quête. Comment améliorer ce qui est excellent ? Comment laisser sa patte sans dénaturer l’œuvre ? Un champagne sans soufre, d’abord, et le début d’une réserve perpétuelle de parcellaires pour commencer à garder des traces tout en poursuivant la réflexion et les essais.
Comment améliorer ce qui est excellent ? Comment laisser sa patte sans dénaturer l’œuvre ?
LES RACINES
Tous les jours depuis ses débuts, Aurélien travaille auprès de Pascal et de Pierre. Né en 1930, c’est ce dernier qui a reçu 0,4 hectare en guise de cadeau de mariage et a passé la vaste majorité de sa vie à « collectionner » les terroirs en quête de l’identité de son village bâti sur le kimméridgien. Les nuits de gel, Aurélien les a longtemps passées avec Pierre à asperger les ceps avec de l’eau pour les protéger. Dans le camion sillonnant les routes qui relient les 20 parcelles dispersées, l’aïeul a maintes fois raconté son pays. Il a dit les forêts depuis défrichées, les anciens cimetières des moines, les cabanes où on ravitaillait la résistance pendant la guerre. Et c’est dans ces récits du passé que le jeune vigneron a vu son avenir. Il s’est mis à enregistrer les conversations nocturnes et à imaginer un legs à la hauteur de l’amour de cette famille pour son terroir : des crus parcellaires constitués chaque année d’une part de réserve perpétuelle. Sur les étiquettes, il y aurait la mémoire des lieux décrite par Pierre, superposée aux topographies actuelles, le tout illustré en un élégant continuum.
Puis dans la terre, il y a aussi eu des vignes plantées pour les nouvelles générations qui pointent à l’horizon. Pour les enfants d’Aurélien et de sa femme, Audrey, pour les neveux et les nièces qui peut-être viendront ajouter leur brique au monument. Il y a des cépages anciens qui portent en eux ce qu’il faut de résilience pour répondre aux aléas climatiques. Il y a aussi des cépages pour la suite du monde où, peut-être, il ne sera plus possible de faire du champagne en Champagne. Aurélien réserve une part de son esprit où cultiver cette idée, histoire qu’elle porte fruit le moment venu. Et sa réflexion se poursuit : à 33 ans, il en a encore bien le temps.