Sur la scène internationale, Cantillon c’est la bière licorne, celle qu’on s’arrache et qui coule à prix d’or sur le marché gris. Cela dit, avant d’être un cheval ailé, c’est d’abord et avant tout la maîtrise d’un artisanat et la promesse d’une tradition qui aurait pu mille fois se perdre. Parce que oui, la gueuze, c’était « une boisson de vieux », il n’y a encore pas si longtemps.
UNE GUEUZE AU SOLEIL
Il y a la date qui marque le début du printemps, puis celle des vrais premiers rayons qui chauffent agréablement la couenne. C’est une journée comme ça sur la terrasse de la
, aujourd’hui fermée pour cause de mardi. Évidemment, Simon Gaudreault se fait interpeller par un petit groupe qui aurait vraiment voulu siroter une frette. Dommage. « Les mercredis d’été, y’a des lineups de deux ou trois heures. Mettons que ça r’vole. »On attend que les pauvres badauds partent pour ouvrir sans culpabilité une petite gueuze, classique assemblage de lambics d’un à trois ans, une jolie acidité qui chatouille juste ce qu’il faut. L’afficionado de bière et directeur des ventes chez œnopole
et moi sommes en Estrie pour jaser de Cantillon. Dave se rappelle : « J’ai déjà bu ça ici, sur un plat d’éperlans frits. C’était juste parfait. » Les garçons échangent sur le caractère vineux de ces lambics, le profil oxydatif de certains, leur acidité équilibrée, bref leur forte identité.CŒUR DE BRASSEUR
Le titre de Simon chez Dunham pourrait bien résumer l’ensemble de sa vie professionnelle jusqu’à aujourd’hui. Sacré « chef du développement de la soif » de la brasserie estrienne, il a d’abord contribué plus largement à faire évoluer le goût des Québécois pour nombre de produits alcoolisés dans les vingt dernières années.
D’abord conseiller dans diverses succursales de la SAQ, il est devenu expert en vin et rédacteur-dégustateur pour plusieurs publications de la société d’État avant de tomber dans la bière. Depuis, son mariage à Dunham ne l’empêche pas d’être admiratif et amateur du travail d’autres brasseurs, et les bières belges de Cantillon occupent une place toute spéciale dans son cœur.
Cet établissement possède une aura éblouissante pour les beer geeks, certes, mais pour Simon, il y a plus : « J’ai rencontré le Jean [Van Roy, arrière-petit-fils du fondateur] dans des festivals. Je pense qu’on s’est lié d’amitié d’abord à cause de la proximité entre Belges et Québécois. On dit souvent que les Français sont nos cousins, mais on se rapproche plus des Belges en ce qui a trait à l’humour, de bouffe et de simplicité. »
Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.
Un jour, Simon est allé faire un stage chez Cantillon. Curieux de nature, il avait envie de se mettre le nez dans les koelschip (les bacs de refroidissement à aire ouverte), humer l’air saturé de précieuses levures et voir un peu comment on faisait les assemblages au 56 rue Gheude, à Bruxelles. Il en a appris sur leur manière de faire, mais surtout sur leur manière d’être. « J’ai rencontré des gens vraiment passionnés, simples, humbles, proches de leur art mais aussi très attachés à la tradition. Ils accordent de l’importance aux bonnes choses. »
On prend une longue gorgée d’Iris, une 100 % malt Pale Ale, profil houblonné, fruité et herbacé, courant électrisant au seuil de l’été : « Le plus fou, c’est quand tu comprends à quel point les manières de faire sont figées dans le temps et que c’est précisément ÇA la “recette”. Il y a même un dicton au sein de la brasserie qui dit : “faire et refaire, c’est toujours cantillonner”. Oui, c’est beaucoup de travail, mais c’est la manière de garder une tradition vivante. »
Faire et refaire, c’est toujours cantillonner.
Simon donne l’exemple des « murs de bouteilles ». Une fois le moût mis à refroidir dans le koelship, le passage en tonneaux où se fait la fermentation spontanée et la mise en bouteille faite, on empile les quilles le long des murs pour la seconde fermentation et on stabilise le tout à l’aide de bouts de bois. Bien sûr l’équilibre est précaire et parfois même une bouteille explose et tout s’écroule. Il faut rebâtir le château de cartes. Bref, on cantillonne et ce, depuis plus de 120 ans.
LICORNE DEPUIS 1900
« Aujourd’hui, c’est une bière mythique à l’international, mais tout ça a bien failli disparaître, fait remarquer Simon. Le lambic, ça a longtemps été la bière que les vieux sirotent au bar pour un euro le verre. Encore aujourd’hui, ce n’est pas super cool en Belgique de boire du lambic, même si ça commence à prendre une certaine place dans la gastronomie. »
Si la Belgique semble depuis toujours être le pays de la bière, la tradition du lambic a été portée à bout de bras par une toute petite poignée de brasseurs dans les dernières décennies. La famille Van Roy-Cantillon a pu rester en activité parce que le père de Jean a eu l’idée de créer le Musée bruxellois de la gueuze [en 1978]. « En entrant, on te donne une feuille de papier sur laquelle on t’explique l’élaboration de la bière, tu te promènes dans les différentes salles pendant que l’équipe s’affaire à travailler. Rien de compliqué. Ça coûte 7 euros et t’as une dégustation à la fin. Dans les guides touristiques, c’est l’un des musées moins chers de Bruxelles. Ce qui fait que tu te retrouves avec des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’ils font là, et des Américains complètement geek à qui ça coûte moins cher de prendre l’avion pour venir chercher un six pack plutôt que de l’acheter chez eux. »
David, qui se fait discret depuis le début de la conversation, réfléchit à voix haute : « Des fois, la tradition tient à peu de choses. » Dire qu’aujourd’hui, ces bouteilles qui émergent du quartier d’Anderlecht se volatilisent aussitôt et qu’elles trônent sur les plus belles tables du monde.
Sur le
de Cantillon, on peut lire les paroles de Jean-Pierre Van Roy, le père de Jean : « J’ai enfoncé des portes pour vendre une bouteille et aujourd’hui, on enfonce celles de la Brasserie Cantillon pour en acheter. » Tout est dit.